On s’ennuie ferme

J’ai voulu créer mes personnages à mon image et voilà qu’ils se défilent à la moindre aventure, préférant le confort et la solitude de leur intérieur aux paysages épiques et aux assemblées nombreuses, où se jouent pourtant le destin des héros. Après trente pages à les observer ne rien faire, on s’ennuie ferme. J’abandonne. Encore un roman tué dans l’œuf.

© Photo John Towner.

La Province

« Quand je suis en province, je ne comprends rien à ce que baragouinent les autochtones. Parfois je me demande même si ces gens parlent français ! »
À ma grande surprise, ma remarque fit l’effet d’une bombe dans la conversation, et la petite assemblée de Bretons, Normands, Picards, Auvergnats et autres Bourguignons réunis autour de notre table d’hôte s’enflamma soudain de colère à mon endroit. On me traita de tous les noms, bourgeois, parigot, salaud, bobo, le Bourguignon cracha par terre, le Normand retroussa ses manches, le Picard fracassa une bouteille et brandit le tesson avec rage, mais comme je réalisai enfin mon erreur et m’excusai dans l’instant — « Provence, voulais-je dire, pas province ! » — l’ire de mes compagnons fut soufflée net, aussi vite qu’elle s’était déclarée. Chacun y alla de son éclat de rire tandis que je reprenais mon souffle, la frayeur derrière moi. On moqua encore un peu mon lapsus et puis l’on tomba d’accord, en quelques mots : ces gens en Provence, fallait admettre, parlaient un français parfaitement ridicule. L’Auvergnat me tapa dans le dos. Le Breton riait toujours. On me resservit du vin.
L’unité nationale était sauve.

Pan !

J’ai rejoint il y a peu le courant littéraire minimaliste, qui prône un usage parcimonieux de la langue – en gros, il s’agit de dire le plus de choses avec le moins de mots possibles. Je travaille encore à cette scène de meurtre, centrale dans mon prochain roman, qui voit la victime se faire surprendre par le tueur alors qu’elle se promène dans un parc, un soir de décembre floconneux. Ses bottes s’enfoncent dans la neige, elle fixe l’horizon quand soudain, un coup de feu retentit depuis un bosquet tout proche. La balle était pour elle, notre pauvre victime s’exclame à peine de douleur qu’elle s’effondre déjà, droit dans un lit de neige qui amortit sa chute – non moins mortelle. Le temps d’un souffle, le silence s’installe. Il neige toujours. Une pellicule blanche se forme sur le cadavre. Mais bientôt une voiture démarre en trombe au coin du parc, on imagine le tueur à son bord, qui fait crisser les pneus de sa Toyota Yaris comme il s’engage sur le boulevard, grillant la priorité à un homme, furieux, dont le coup de klaxon reste lettre morte : le tueur est déjà loin.

Bon, il me reste un peu de boulot mais je crois être proche du but. Jugez plutôt :

Scroutch, scroutch, scroutch…

Pan ! – Ouille !

Splaf !

Vroooooooom… crriiiiiiiiii !

Tut tuuuuut !

La fille du train (l’autre)

C’était une jolie blonde et quand je dis jolie, j’entends très, très jolie et bien d’autres superlatifs encore, telle que jamais je n’avais eu la chance d’en côtoyer lors de mes voyages en train. Cette fois, le hasard se montrait délicieux et nous sommes partis, elle et moi coude-à-coude – enfin presque, au départ on ne faisait que s’effleurer pour aussitôt s’excuser d’un sourire – pour ces trois heures de rail à travers la France. On hésitait à se regarder l’un l’autre, chacun penchait dans son coin mais nous nous observions de biais, je le sentais. Nous croisions et décroisions nos jambes, placions et déplacions nos bras, j’essayais d’attraper un instant son visage que je n’avais pas vu de face encore, n’osant rien tenter d’aussi cavalier qu’un coup d’œil. Avait-elle vingt ou trente ans, avait-elle les yeux bleus ou verts ou noisette, avait-elle le nez court ou long, les joues creuses ou pleines, je n’étais sûr de rien. Et pourtant passait entre nous je ne sais quoi, quelque chose, une électricité qui malgré nos efforts pour s’esquiver semblait nous rapprocher sans cesse. Il fut un moment où je n’y tins plus, cela ne me ressemblait pas mais il fallait que je lui dise, elle avait encore frôlé ma jambe et avait ri, très doucement, alors je me penchai soudain vers elle et lui avouai ce que ces quelques heures de train m’avaient laissé imaginer. Je lui dis combien elle m’avait paru belle et combien j’avais été loin de la vérité à présent que je la regardais, pour de bon, et qu’elle m’apparaissait sublime, avec ses trente ans et ses yeux verts, et son nez menu et ses joues pleines. Je lui dis ce que j’avais ressenti, ce lien, cette force, et l’implorai de chercher en elle les mêmes symptômes – était-ce l’amour, déjà ? Je lui dis ce que pourraient être les heures et les jours à venir, si seulement elle osait, elle aussi, ouvrir son cœur… Dans ses grands yeux brûlaient un feu vif, cependant qu’elle m’écoutait. Mais c’était moi qui l’écoutais, j’écoutais son souffle et ses hochements de tête, j’écoutais ce que disaient ses grands yeux. J’étais suspendu à ses lèvres.

Elle me répondit wesh.

On y était presque

On a trouvé un travail, un appart, une copine, on a déclaré des impôts et fait des emprunts sur 20 ans. On a aussi pris l’avion, le train, on a planifié des voyages et rempli des albums photos. On a fait encadrer les meilleures. On a réglé par chèque. On est revenu pour Noël et les anniversaires. On a trouvé qu’ils prenaient un coup de vieux. On a acheté des costumes pour les grands événements et des doudous pour les enfants des autres. On a organisé des brunchs, on a dit oui aux apéritifs dinatoires. On a déménagé pour plus grand. On a repeint la chambre. On a mis le vin en carafe et on a préchauffé le four. On a croqué dans les mini carottes. On a fait marcher l’assurance. On a été jeune.

On a fait tout ce chemin sous le regard de nos pères, ils ont souri ou froncé les sourcils. On s’est senti coupable, ou pas du tout. On a appelé ça grandir.

Tous efforts finalement vains pour devenir un homme : ce matin, on nous a mis un pain au lait et du Milka entre les mains. On a 8 ans de nouveau. On y était presque.

Le duel

Il m’a lancé comme ça pardonnez-moi mon brave mais il me semble que vous venez de me passer devant ce à quoi j’ai répondu confus mille excuses monsieur je n’avais pas vu que vous faisiez la queue et c’est vrai que le type était légèrement en retrait de la foule pas grand-chose mais assez pour instiller le doute et cependant que je m’écartais pour lui rendre sa place il a encore ajouté à demi-mots eh bien les jeunes gens sont toujours aussi tête en l’air et moi rieur j’ai tout simplement ri d’un air embarrassé mais ça n’a pas suffi il a fallu qu’il revienne à la charge et s’étonne vous riez jeune homme s’est-il exclamé mais il n’y a pas de quoi rire des moineaux vous êtes une génération de moineaux et même si pour moi ça n’était pas vraiment une insulte moineau c’est plutôt mignon et à vrai dire un peu ridicule j’ai bien compris que pour lui c’en était une et une sacrée et comme je tentais de régler l’affaire par une pirouette comique il a fait aller et venir sa canne entre nous c’était inoffensif bien sûr mais j’aurais juré qu’il était belliqueux alors je me suis défendu j’ai lancé quelques mots de mémoire je lui ai demandé d’aller niquer sa mère et je veux bien admettre que là bon je me suis un peu emporté mais je n’aimais pas trop son air de sac d’os arc-bouté sur ses principes et teigneux pas plus de 65 kilos un vieillard comme ça me suis-je dit à part moi ensuite de quoi nous avons encore échangé une poignée d’arguments qui ont pris des allures d’escalade il y a eu des menaces et une provocation en duel oui vous ne rêvez pas ce type vivait vraiment en 1827 alors j’ai dit un duel très bien suivez-moi dans cette ruelle juste là tandis que le toisant du regard je révisais un peu ma première impression 60 kilos maximum et puis finalement me voici à bout de souffle un peu désorienté cherchant sur Google la meilleure manière de me débarrasser du corps il semble bien que ce soit l’acide oui l’acide dans la baignoire on disait combien déjà 60 kilos ça devrait me prendre 8 jours selon ce forum 8 jours c’est long mais ai-je le choix non on dirait bien que non.

© photo Brayden Law.

Le vide grenier

Le stand, circulaire, est assailli de toutes parts. Je me fraye avec peine un chemin jusqu’aux bacs où, après quelques instants, je repère cette petite merveille que je saisis et brandis fièrement – elle est déjà à moi – à l’attention d’un des brocanteurs, affairé entre les présentoirs. Elle est à combien ? fais-je avec l’air suspicieux des connaisseurs (je me sens l’âme joueuse ce matin, quoi qu’il arrive on négociera sec). Mais l’autre ne répond pas, ou plutôt il répond à côté, et sur un ton énigmatique : il va venir, attendez… puis me tourne le dos. Je m’étonne, fais quelques pas de côté, ne comprends pas, et finalement m’adresse à un autre vendeur, posté non loin de là. Combien pour cette BD ? cette fois d’un air moins assuré. Même réponse ou à peu près : il arrive… et ce même ton énigmatique. Je m’agace. Mais bon sang, qui arrive ?

C’est alors qu’il paraît, fendant la foule à grand renfort d’excuses et de toussotements. Je vois d’abord sa canne écarter les badauds, puis sa silhouette osseuse et voutée surgit entre deux épaules et le voici, que ses collègues – ses fils ? – aident à se faufiler entre les tables, jusqu’à une chaise en plastique blanc où on l’installe avec déférence. Il porte un bob sous lequel son regard est gris. On me prend la bande dessinée des mains pour la lui présenter, il la pose sur ses genoux et la contemple longuement, en silence. Tout le monde se tait à sa suite. Soudain il redresse le menton, fait un geste vague de la main ; aussitôt l’un des fils se penche et recueille ses murmures à l’oreille. Il me rejoint enfin et me tend la relique, tout juste bénie : c’est dix euros, me dit-il. Le vieux sage a parlé.

C’était l’histoire vraie de comment j’ai rencontré, au Vide Grenier du Geek des Intergalactiques, le dieu de la brocante apparu sous les traits d’un vieillard à la canne et au bob, de comment il m’a vendu une très belle édition d’El Gaucho, par Manara et Pratt, et enfin de comment j’ai payé 10 euros sans tenter de négocier le moindre centime.

Un putain de bonheur

Un événement récent m’a semblé particulièrement mal traité par les médias français, dont on sait combien ils sont corrompus, médiocres, obscènes, et caetera, et je crois de mon devoir de citoyen de m’élever face aux manichéismes et malhonnêtetés intellectuelles, qui rongent petit à petit notre démocratie. Voici : on a entendu dire un peu partout que le club du Paris-Saint-Germain avait perdu la Coupe de France de football, samedi 27 avril dernier. C’est faux. Croyez-moi, il s’agit bien plutôt du Stade Rennais qui, au prix d’un héroïsme et d’une performance historiques, a remporté le trophée, me procurant au passage un putain de bonheur. La vérité à présent rétablie dans son exactitude, j’apprécierais que nos amis journalistes emploient les mots justes : un putain de bonheur, dis-je.

Aux mûres

La fin de l’été venue on avait deux certitudes, et on savait qu’on n’échapperait ni à l’une, ni à l’autre : un matin nos mères nous mettraient un cartable sur le dos et nous diraient file, il est l’heure ; un autre, elles nous mettraient un panier dans les bras et nous diraient suis-moi, c’est le moment d’aller aux mûres. Dans l’humidité des petits matins normands on descendrait aux champs qui mangeaient la ville – ou qui plutôt se laissaient manger par elle, petit à petit – on roulerait sous les clôtures électriques et on les cueillerait par kilos, dans les fossés jusqu’au milieu des ronces. Au retour, nos mères appliqueraient du mercurochrome sur nos coupures et puis cuiraient la purée de mûres, et ça embaumerait la mûre pour des heures jusque dans les étages. On attendrait dans la cuisine le droit de verser la paraffine au sommet de chaque petit pot Bonne Maman, à l’étiquette délavée par les années. Les petits pots disparaîtraient à la cave, pour n’en plus sortir qu’à l’unité, au fil du temps et des tartines. On finirait le dernier pot de mûres au mois de septembre de l’année suivante, quelques jours avant de retourner aux champs. Et nos mères se féliciteraient de leur impeccable intendance.

Le joueur de Scrabble

Il rêvait de devenir écrivain. Et c’est vrai qu’il avait le sens des mots, on lui avait souvent fait remarquer ; le bon mot, le mot d’ordre, le mot doux, les mots bleus, ainsi que ceux de toutes les autres couleurs, le grand mot, le mot de passe, le fin mot, aucun n’avait de secret pour lui, il jonglait entre eux avec une aisance peu commune, que tous louaient dans son entourage.

Hélas, son talent s’arrêtait là, tout net : qu’il tentât de les associer et le charme des mots soudain s’effondrait dans son esprit, pour ne restituer qu’un gloubi boulga de syllabes indigeste à son lectorat. Il n’avait pas le sens de la phrase, encore moins celui du paragraphe ; celui du récit, n’en parlons pas. Le mot chez lui n’était beau que seul.

Alors, il devint joueur de Scrabble – et l’un des tout meilleurs, à ce qu’on dit.