Doit-on louer ou vendre la lecture numérique ?

 

Vous qui vous intéressez au numérique, vous l’avez probablement remarqué : la lecture en streaming fait parler d’elle depuis quelque temps ; on en discute sur Twitter, on annonce des arrivées de grands groupes en France, Youscribe vient d’inaugurer son offre par abonnement… Qu’on se le dise : le streaming débarque au pays du fromage, et ça va faire mal ! On connaissait déjà Youboox et les réticences des métiers du livre face à ce modèle économique ; qu’en est-il de ces nouveaux acteurs et de leurs offres, toutes plus attractives les unes que les autres ?

Une chose est certaine : pour se lancer sur le marché du streaming par abonnement, Youscribe a fait les choses en grand, puisque l’annonce de son lancement a fait l’effet d’une bombe au dernier salon du livre de Paris. Toute la presse en a parlé et s’est enthousiasmée par avance de cette révolution programmée — pour un peu, on aurait cru revivre le même enthousiasme qu’avait généré Youboox, quelques années en arrière.

Le problème, avec l’enthousiasme, c’est qu’il est souvent mauvais conseiller. Du moins brouille-t-il le bon sens des utopistes, tout prêts à porter au pinacle ce qui, de près ou de loin, paraît nouveau. Parce que la nouveauté, vous comprenez, c’est toujours une bonne chose.

Sauf que je suis un peu plus mitigé que la presse. Pour moi, la lecture en streaming et par abonnement, c’est avant tout un gigantesque point d’interrogation. C’est un point d’interrogation parce que le modèle économique lui-même est incertain. On a déjà pointé du doigt la difficulté pour les éditeurs à retirer assez d’argent du streaming pour rémunérer les employés et, en bout de chaîne, les auteurs. Youboox l’a montré : le streaming, ça rapporte certes à la plateforme de lecture, mais bien trop peu aux autres acteurs du livre pour être viable, et je ne suis pas certain que l’abonnement soit suffisant pour dégager assez de bénéfices. Cet argument de bon sens est néanmoins balayé par les diffuseurs, qui redoublent d’ingéniosité pour trouver des éditeurs partenaires. À mon poste, je suis moi-même sollicité et reçois régulièrement des appels / documents louant les bienfaits du streaming. Sur ces petits dépliants, deux grandes idées sont mises en avant :

  1. Si (j’insiste sur le « si ») la plateforme compte plusieurs centaines de milliers d’abonnés, alors l’éditeur touchera « beaucoup » d’argent (mais que veut dire « beaucoup » par rapport aux bénéfices qu’engendrerait le même nombre de lectures dans le circuit classique ?) ;
  2. Le streaming a déjà explosé pour la musique, le livre suivra forcément (sur un pdf de 4 pages, DEEZER est cité en capitales et en corps 28 une bonne dizaine de fois).

Malgré cette communication active des plateformes de stream, une partie des éditeurs, dont je suis, reste méfiante, et j’aime à penser qu’une large part des lecteurs l’est également. D’abord, le parallèle avec la musique me semble malheureux, tant le streaming musical fait du mal aux créateurs, qui peinent à vivre avec les quelques cacahuètes que rapporte l’écoute de leurs titres. En bout de chaîne, il existe aussi une résistance des consommateurs, qui restent attachés à la propriété du produit (voir le tweet d’Olivier Robert, ci-dessous). Louer un livre n’est pas l’acheter, et il n’est pas certain que cette différence soit acceptée sans contestation par les lecteurs.

Il existe également, à mon sens, une forme d’antinomie entre l’activité traditionnelle de ces plateformes et les nouveaux services qu’elles souhaitent proposer aux lecteurs. Pour prendre l’exemple de Youscribe, il s’agit d’une plateforme de partage de documents (scans, pdf…) entre particuliers, documents proposés gratuitement. L’activité de lecture par abonnement, payante et réalisée en partenariat avec les éditeurs, est censée prendre place en parallèle de ces partages quotidiens et gratuits. Le hic, vous le sentez arriver : on trouve évidemment sur ces sites un certain nombre de livres piratés / BD scannées et mises à dispo du public de façon illégale. Je vois mal comment un éditeur pourrait accepter un partenariat avec un site sur lequel on trouve, juste à côté, ses propres publications piratées. C’est selon moi aussi stupide que si Youtube proposait à l’achat les vidéos d’un spectacle de Gad Elmaleh, alors que juste à côté le même spectacle serait proposé gratuitement, en cinq ou six parties, par un youtubeur lambda. Pas de quoi rassurer les éditeurs et leurs auteurs, déjà très crispés sur les questions de piratage…

On se retrouve, in fine, avec des plateformes qui ne comptent qu’une poignée d’éditeurs partenaires et qui peinent à proposer un contenu diversifié et de qualité à leurs lecteurs. De fait, elles peinent aussi à trouver leurs lecteurs ! Mais alors, me direz-vous, si personne ne veut du streaming, comment pourrait-il s’imposer ?

Il pourrait s’imposer pour la bonne et simple raison que ce que veulent les gens, l’industrie du livre s’en fout royalement ! Je dirais même que d’une façon générale, notre époque se fout des attentes du consommateur : de plus en plus, c’est l’industriel et non pas le client qui choisit la forme du produit final. Peu importe que le lecteur souhaite posséder le fichier de son ebook. Peu importe que l’auteur y perde en rémunération. Si le streaming arrange le diffuseur (l’abonnement est intéressant en ce qu’il assure au site un revenu régulier), alors le diffuseur fera tout pour l’imposer. Mêmes les éditeurs, pour qui le streaming est (selon moi et dans l’état actuel des choses) inintéressant, sont parfois aveuglés par des arguments fallacieux, comme celui de la sécurité. Car oui, le streaming est sécuritaire : si le lecteur ne possède plus le fichier du livre, comment pourrait-il encore le pirater ?

Arrêtons-nous là. Cette petite phrase, vous l’avez peut-être survolée sans y faire attention, mais elle est primordiale. Si le lecteur ne possède plus le fichier du livre, comment pourrait-il encore le pirater ? Je crois qu’on touche du doigt l’une des raisons du lobbying qu’on subit actuellement pour faire une place au streaming. Je crois que la question de la location ou de la vente des fichiers est centrale, en ce qu’elle induit la forme que l’on souhaite donner au marché du livre numérique. L’on en revient aux problèmes que je soulevais dans mon article sur le marché de l’immatériel : de plus en plus, l’industrie du livre cherche à forcer la nature du numérique pour le vendre comme un produit physique et mieux contrôler son flux. Dans cette optique, le streaming apparaît comme une sorte de DRM, limitant la diffusion du contenu.

Cette question de la vente ou de la location de la lecture, elle se posera de toute façon. Aujourd’hui, qui peut vous assurer que l’ebook que vous achetez sera lisible jusqu’à la fin de vos jours ? La durée de vie moyenne d’un fichier est de 10 ans. Dans un demi siècle, pourrez-vous demander à Immatériel ou à ePagine de vous renvoyer le fichier (mis à jour, de surcroît) acheté 50 ans plus tôt ? Gageons que bon nombre de plateformes actuelles auront disparu d’ici là. Possédons-nous vraiment les livres dématérialisés que nous croyons acheter ad vitam æternam ? Voilà l’un des problèmes, problème d’ordre patrimonial en somme, que pose le numérique. Pour autant, je ne crois pas — et, en tant qu’auteur, éditeur et lecteur, je n’espère pas — que le streaming et le refus du transfert des fichiers soit la réponse à ces questions. Car moi aussi, je veux posséder mes livres numériques. Moi aussi, j’aime me dire qu’en achetant un ebook, je le verse au patrimoine culturel et économique qu’un jour, peut-être, je transmettrai à mes enfants. Ai-je tort ? Question à débattre.

Si le streaming veut s’imposer sainement, j’entends avec les acteurs du livre (de l’auteur au lecteur) et non pas contre eux, il doit encore changer. Il doit nous prouver que le modèle est viable, et pas seulement pour la plateforme qui accumule les bénéfices au détriment des créateurs et du public. Il doit rassurer les éditeurs et non pas les braquer. Et non pas me braquer. Ça en fait, du chemin !