La nouvelle coqueluche

J’en parle peu car je déteste me mettre en avant mais oui, puisque vous me posez la question, la rumeur est vraie : je suis bel et bien la nouvelle coqueluche du milieu littéraire français, et notamment le poulain du goncourisé Nicolas Mathieu, qui a a-do-ré chacun de mes romans. Enfin disons que c’est tout comme, il les aimerait très certainement s’il les lisait, pour le moment il me suit avec assiduité sur les réseaux sociaux et se plie de rire devant chacune de mes saillies littéraires – ce sont ses mots. Ses mots ou presque, c’est-à-dire qu’on l’imagine tout à fait dire quelque chose comme ça, n’est-ce pas. Enfin disons qu’il a liké un de mes posts Instagram, voilà, nous en sommes là. Admettez que tout ça c’est du pareil au même, allons. Ne pinaillons pas.

Un très beau bar mis en filets

À monsieur Mendez qui me demandait, comme nous nous croisions par hasard à la poissonnerie, comment évoluait ma petite affaire – j’avais pour mémoire versé huit mille euros (hors taxes) à son agence de communication en échange d’un concept graphique audacieux et disruptif, actuellement visible sur Instagram – je répondis que bof, pour être honnête ça n’allait pas si fort : mon nombre de likes par publication stagnait péniblement à vingt-cinq, trente dans les bons jours. Il eut un Ah ! enthousiaste, presque victorieux, en tout cas très satisfait de lui-même. Mais si vous stagnez, c’est que vous ne baissez pas, m’apprit-il dans un sourire de professeur. Il se pencha à mon oreille. Dans les affaires l’important c’est de maintenir sa clientèle. Quand on a compris ça, on a tout compris. On appela finalement son numéro et il récupéra sous mes yeux un très beau bar mis en filets, facile un kilo deux, qu’il contempla un moment avant de dire c’est bien, c’est très bien, on va se régaler ce soir. La poissonnière acquiesça, j’acquiesçai à mon tour, le bar disparut dans le papier sulfurisé puis sous le bras de monsieur Mendez, puis ce fut monsieur Mendez qui disparut de la boutique, non sans m’avoir salué en partant. Le conseil, je vous l’offre ! lança-t-il encore depuis la rue. Mais passez me voir à l’occasion, si vous voulez en savoir plus. Je fis un signe qu’il ne vit pas et me retournai vers la poissonnière à qui je commandai des sardines, deux kilos de sardines s’il vous plaît. Ou plutôt non, attendez. Je vais peut-être me laisser tenter par votre bar.

Vie et mort de Booba

J’ai ce vieux (et néanmoins bouleversant de modernité) projet de biographie de Booba, dont le titre de travail est Vie et mort de Booba, et dont on mesure mal les retombées à prévoir sur l’histoire de la Littérature, comme c’est souvent le cas quand rien n’a encore été écrit. Pour l’instant mon idée achoppe sur des questions formelles, parmi lesquelles : comment transcrire le vocoder en littérature.

Nul grossiste en électroménager

Il souffrait d’un trouble rare du comportement qui affectait son attachement aux biens matériels. Il ne pouvait se séparer des choses les plus infimes du quotidien, et en revanche rien ne le rendait plus heureux que le renouvellement compulsif d’objets censés durer. Ainsi se servait-il toujours de la même brosse à dents depuis 1995, vague tige de plastique largement déplumée, mais exigeait de s’asseoir chaque jour sur une chaise neuve, caprice qui l’aurait vite mis sur la paille si son beau-frère n’eût été ébéniste dans la région d’Angoulême. En revanche nul grossiste en électroménager, nul fabricant de chaussures dans son entourage, pas non plus l’ombre d’un tisserand, alors tout de même sa maladie finissait par lui coûter cher, à la longue.

Le vrai malheur advint pour lui lorsque son trouble s’étendit aux personnes et qu’il se mit en tête de changer de femme une fois par semaine. D’autant qu’il dut alors tirer un trait sur l’ébéniste d’Angoulême, désormais ex-beau-frère, et qu’on réalise mal le prix d’une bonne chaise de nos jours, entre les matières premières, le traitement du bois, la main-d’œuvre, enfin c’est toute une histoire.

Et tant pis si ça dérange

Je le dis peu car de nos jours, il suffit d’un rien pour être taxé de conservatisme, trois mots à peine et ça y est, vous voilà le pire des réactionnaires, mais enfin quand même, je regrette la belle époque, que dis-je, l’âge d’or français, ce temps béni où les glaces au malabar cachaient encore un malabar. Et tant pis si ça dérange.

Jusqu’à Marmagne et au-delà

Pour mon projet, donc, ce que j’imaginais c’est. C’est. Je suspends la fin de ma phrase au doigt soudain levé de monsieur Mendez, improvisé chef d’orchestre de mes désidératas. Silence. Il a tiré une carte du jeu éparpillé sous mes yeux, faces cachées, et la contemple avec profondeur. Puis la laisse choir entre nous dans un geste théâtral. Le changement, annonce-t-il fièrement. Le changement et puis l’autre, c’était comment déjà. Il farfouille dans le tas réservé près de sa manche droite. Le changement et. Le changement et… l’audace ! Il triomphe en m’adressant l’audace du menton, à côté de laquelle il vient placer le changement. J’observe les deux cartes sans y trouver matière à enthousiasme. Et donc ? fais-je bêtement. Ça nous dit quoi ? Monsieur Mendez me sourit d’un air complice. À sa gauche, un petit livre ouvert en grand dans lequel il plonge le nez aussi sec. Ça nous dit. Ça nous dit ça nous dit ça nous dit. Il s’aide du doigt pour balayer plus vite les lignes de petits caractères. Ah ! Son ongle bute sur la réponse. Ça nous dit qu’il faut innover. Sortir de votre zone de confort. On laisse tomber votre brief. Mieux, on fait tout le contraire ! J’écarquille les yeux, entrouvre la bouche. Vous. Vous êtes sûr ? J’ai à peine soufflé ces trois mots. Bah ! s’exclame Monsieur Mendez. Vous avez vu comme moi ! Il écarte les bras et me désigne encore le duo gagnant, le changement et l’audace, l’air de dire mon vieux, c’est pourtant évident. Je hoche la tête, timide. Après tout, c’est son métier. Pas le mien.

Car monsieur Mendez, propriétaire de la plus prestigieuse agence de communication visuelle de Vierzon – Vierzon agglomération, petite couronne comprise – est également l’inventeur du concept hybride de marketing par la cartomancie ; invention qui lui vaut une renommée solide, quoique locale, et lui attire des clients venus de toute la vallée de l’Yèvre, jusqu’à Marmagne et au-delà. C’est peu dire que monsieur Mendez est une institution – locale, certes, mais une institution quand même.

Une nouvelle carte, la dernière, est retournée sous mes yeux. L’on y voit une large bourse de laine brune d’où s’échappe une floppée de pièces d’or, lourdes et nombreuses. Oh. Monsieur Mendez grimace. En revanche, pour le paiement…

Je mets un pied sur la table

Il a un grognement du fond de la gorge, quelque chose de rauque, et hausse vaguement les épaules. Je reconnais qu’il dit vrai dans un Ah, ça !… d’amertume. Il tire sur sa cigarette. Puis lève les yeux au ciel et soupire. Oui, hein, fais-je en portant la tasse à ma bouche – et cependant que j’avale une gorgée je hausse les sourcils et le regarde, promenant ma main libre entre nous comme pour dire tu sais, ces choses-là, ça va, ça vient. Une toux le prend comme il crache la fumée. Il a retroussé ses lèvres et m’adresse une série de courts sifflements, ainsi que s’expriment les mésanges à l’automne. Je renverse un peu de café dans ma coupelle en réponse, et entonne une prière à Shiva. Ça lui provoque un léger rire, un peu mesquin. Pffff… Le marc de café s’agglomère en figures concentriques sur la porcelaine, et dessine nettement ce que je m’apprêtais à rétorquer, m’épargnant ces quelques mots. Je mets un pied sur la table. Il rit encore.

Lui et moi, on se comprend.

L’hypocrite

Lui et moi, installés dans la salle de repos, sommes occupés à casser du sucre sur le dos d’une collègue, quand cette dernière surgit subitement du couloir pour se servir un café – je me joins à vous ! lance-t-elle avec entrain, s’asseyant déjà à notre table. Et nous voilà tous deux bien embêtés, lui expliquant pour faire la conversation combien nous sommes heureux de l’avoir comme collègue, combien elle nous est sympathique et combien son travail est précieux pour l’entreprise. Je repars avec son numéro personnel et une invitation à dîner le week-end prochain – son mari cuisinera des coquilles Saint-Jacques, mon plat préféré. Quelle hypocrite, celle-là, je suis soufflé !

L’audacieuse

Elle me confie d’un air badin qu’étudiantes, elle et ses amies n’échangeaient que sous forme de vers empruntés à Corneille et Shakespeare. Heureusement, depuis, j’ai grandi ! me rassure-t-elle aussitôt. On ne peut pas être aussi léger toute sa vie.

*

J’ai d’abord envisagé d’enseigner à l’Université, se souvient-elle. Et puis de fil en aiguille, j’ai fini dans l’immobilier. C’est sans doute mieux : la vie de bohème, au fond, ça m’aurait vite angoissée.

*

Ça me rappelle cette soirée où on avait toutes échangé nos prénoms, comme ça, juste pour rire. Elle rougit. Tu imagines ? Moi, Christelle, toute une nuit à me faire appeler Nathalie ! Elle a un sourire qui hésite entre la fierté et la tristesse. Avec l’âge, on perd ce grain de folie, ajoute-t-elle après un silence. Aujourd’hui je serais incapable d’être une Nathalie. Même pour cinq minutes.

© Photo Taylor Wilcox

Petit Bateau

À quoi ça sert d’imaginer des vêtements si on peut rien faire dedans ? se souvient subitement la couturière comme elle achève l’ourlet de sa robe fourreau — avant de balayer aussi sec cette idée saugrenue. Un peu plus serrée aux chevilles ! juge-t-elle en dégaînant son ruban mesureur.

© Publication sponsorisée par Petit Bateau (1 like = 1 marinière)
© Photo Andrej Lišakov