Google Play, un e-libraire comme les autres ?

Pour beaucoup, la lutte économique pour le contrôle du marché du livre numérique se résume à un bête affrontement entre Amazon et Apple ; à peine les éditeurs ont-ils leur mot à dire (clin de l’œil Hachette), et les autres revendeurs, eh bien les pauvres ! ils n’ont qu’à se partager les miettes, les quelques pourcents laissés par les deux géants américains. Apparemment tirée à gros traits, cette caricature a pourtant bien des points communs avec la réalité, car oui, les plates-formes libraires dominent aujourd’hui notre marché. Sauf qu’en fait de deux géants, c’est trois qu’il faut désormais compter dans la course à l’ebook. Et le troisième aussi, tiens donc ! est américain. Je veux vous parler de Google.

Google. Un petit nouveau dans la vente de livres numériques, mais sûrement pas un bleu en ce qui concerne l’environnement web. Encore que nouveau, pas tant que ça à bien y regarder : depuis l’été 2012 déjà, Google Play propose via son site Internet et son application la vente d’ebooks sur le marché français. Il faut dire que contrairement à nombre de ses concurrents (Apple mis à part), Google ne partait pas de rien au moment de lancer son offre. Véritablement incontournable pour tout utilisateur de produit / de contenu numérique, la franchise américaine a bénéficié de son renom et du vecteur Google Play, rattaché à Android et donc présent sur à peu près toutes les tablettes et tous les smartphones qui échappent encore à la Pomme (oui, il en reste. Un bon paquet même).

Malgré ce lancement en fanfare, Google a été largement sous-estimé depuis deux ans, dès qu’il s’est agi d’analyser le marché de l’ebook. La focalisation sur l’essor d’Amazon et d’Apple lui a presque permis de passer inaperçu, agent tranquille, bonhomme même, de nos lectures numériques. Pour ma part, je suis très étonné de cet « oubli », car je vois chaque jour, à l’échelle de mon entreprise, les chiffres et la dynamique dans laquelle est entraîné Google. Le moins que l’on puisse dire est que ces résultats n’ont rien de « petits ». Depuis un an et sans discontinuer, les ventes sur Google Play représentent environ 25% du chiffre d’affaires numérique de ma maison d’édition, soit davantage qu’Amazon et bien au-delà des résultats d’Apple.

Bien sûr, ceux qui me connaissent savent que ces chiffres se rapportent à la littérature érotique, marché de niche où Apple s’est volontairement placé en retrait (censure excessive et systématique sur certaines collections). On comprend dès lors que Google s’est contenté de « manger » l’espace laissé par la Pomme. Mais cet espace aurait pu, tout aussi bien, être récupéré par Amazon ! Les résultats analysés portent sur des sommes importantes et se vérifient sur la durée (NumérikLivres l’a encore confirmé récemment), il ne faut donc pas voir dans cet essor un phénomène marginal : pour moi, Google est appelé à grossir et à se maintenir au sommet du marché de l’ebook. Indéniablement, il est un acteur à prendre au sérieux.

Mais alors, c’est quoi, le modèle Google ? me demanderez-vous. La plate-forme est-elle différente de ses concurrents ? Oui ! ai-je envie de répondre à brûle-pourpoint, et pour la simple raison que j’évoquais plus haut : contrairement à Apple, Google ne censure pas les contenus jugés érotiques ou inappropriés. J’en profite pour ajouter Amazon au panier des libraires puritains : on a fait tout un flanc des couvertures retoquées par Apple, mais Amazon mène peu ou prou la même politique d’épuration de la boutique (physique et numérique) depuis fin 2013, en bridant notamment les recherches sur la boutique générale – concrètement, certains titres sont devenus introuvables, même en tapant leur nom, depuis la page d’accueil.

En apparence donc, Google se pose en acteur libertaire, là où ses compatriotes se crispent depuis quelque temps, en dépit même de leurs intérêts économiques. Je reste toutefois prudent quant à l’évolution à venir de la boutique Google Play. Il n’aura pas échappé aux spécialistes du référencement – dont je ne suis pas, mais je sais m’entourer ! – que le moteur de recherche Google a mené récemment une politique de sous-référencement des contenus érotico-pornographiques (ou jugés comme tels). On peut donc imaginer, à terme, des attitudes semblables à celles d’Amazon du côté de Google (on ouvre les vannes dans un premier temps, puis on panique et on ferme tout). Prudence, donc…

D’un point de vue contractuel, aussi, Google s’est dès l’abord fait remarquer pour ses exigences « hors normes » par rapport aux pratiques habituelles du marché. Là où Amazon se contente de 30% de remise sur les livres numériques vendus sur sa plate-forme, Google réclame entre 40 et 50%, et se montre inflexible devant les tentatives de négociation des éditeurs et distributeurs immatériels. Dans de nombreux cas, cette position a débouché sur une impasse, puisque une partie des éditeurs francophones a refusé de signer dans de telles conditions. Encore aujourd’hui, l’ensemble du catalogue diffusé et distribué par Immatériel est introuvable sur Google Play (sauf quand les éditeurs ont choisi de contracter en direct). In fine, il en résulte une offre diminuée par rapport à ce que propose la concurrence (et je ne compte pas tout le catalogue autoédité exclusivement chez Amazon). Pour autant, le cador de la recherche Internet ne semble pas vouloir évoluer : la situation est bloquée depuis plus de deux ans.

Au-delà de ces querelles de comptables, Google Play se démarque par un environnement somme toute original. Sa boutique détonne par son apparente simplicité : très épurée, elle se contente d’une mosaïque de couvertures et d’emplacements textuels minimalistes. Même les rubriques nouveautés et promotions sont réduites au strict minimum. Je saluerai toutefois l’initiative d’agglomération des avis d’internautes, récupérés depuis de nombreux sites Internet (chaque référence présente ainsi un maximum de commentaires clients). Cette épuration graphique et structurelle n’est pourtant que l’arbre qui cache la forêt Google, et sa logique diabolique d’agrégation de contenus. En effet, si la plate-forme Google Play est simpliste, c’est qu’elle n’assure pas le dixième des « animations » habituellement assumées par les librairies en ligne. Concrètement, lorsque mon entreprise lance une opération marketing en partenariat avec son diffuseur, elle est répercutée chez Amazon, La Fnac et les autres, mais jamais chez Google. De la même manière, là où Amazon tente depuis peu d’offrir une « expérience libraire » à ses internautes (notons que La Fnac, grande retardataire devant l’éternel, effectue le chemin exactement inverse…), Google n’éditorialise rien ; la vérité, c’est qu’il n’en a aucunement l’intention. La vérité, c’est qu’il n’a aucunement l’intention de se comporter en libraire (même avec tous les guillemets possibles placés autour du mot libraire).

Encore cette intuition, largement partagée par les éditeurs avec qui je discute, est-elle vérifiée par l’analyse des ventes de ma maison d’édition. Contrairement à l’ensemble des librairies en ligne, la courbe des résultats Google est absolument indifférente aux mécanismes promotionnels, aux campagnes marketing et communication, aux sursauts du marché induits par tous événements extérieurs… Au contraire, la seule manière de maintenir le chiffre Google semble être d’abreuver sa plate-forme de nouveautés, encore et toujours, et de casser les prix en face de la concurrence. En réalité, il s’agit de la même logique de référencement qui s’impose aux blogueurs souhaitant apparaître en pôle position sur le moteur de recherche de notre ami Google. Tiens donc, Google, encore lui ! C’est peut-être davantage qu’une intuition, en fin de compte : la plate-forme Google Play n’a pas pour vocation de devenir une plate-forme libraire, mais un simple outil permettant au géant américain de nourrir encore son moteur de recherche en y agrégeant du contenu – « en y récupérant de la propriété intellectuelle », pour citer le fondateur d’un célèbre diffuseur numérique. Règne de la nouveauté, combat à mort pour capter le lecteur… Simple manifestation paroxystique de ce que devient, de plus en plus,  le marché du livre ? En fait, tout pousse la littérature à devenir un produit comme un autre. Google l’a peut-être mieux intégré que les autres. Tout simplement.

On l’aura compris, Google semble être un acteur à part sur le marché du numérique, tout simplement parce qu’il poursuit des objectifs différents de ceux de la concurrence. Reste à savoir quelle attitude opposer à cette entreprise, en tant qu’auteur ou éditeur. Faut-il combattre Google ? Négocier un fléchissement du géant ? Jouer le jeu en tirant profit des avantages de la plate-forme ? M’est avis qu’il n’est pas inutile de voir émerger un nouvel adversaire en face des éternels Amazon et Apple, à condition bien sûr que ces acteurs s’affrontent pour le bien des producteurs et des consommateurs du livre (ne m’en veuillez pas de parler leur langue, c’est voulu). Pour autant, il me paraît indispensable de garder l’œil ouvert : je suis pour un partenariat avec tous les acteurs du livre, sans exception. Encore faut-ils qu’ils aient pour réelle ambition d’être acteurs du livre. Car elle est là, la question essentielle : Google s’intéresse-t-il au livre ?